Ansuf yis-wen
Lettre d'un village à son enfant
Ahcène, mon fils…
Il est une dimension où les villages ont le don de la parole. Je sais que cela ne surprendra pas l’esprit brillant que tu es.
Aujourd’hui que tu reposes en mon sein, aujourd’hui que nous voilà réuni dans une étreinte éternelle, je vais te parler comme je ne l’ai jamais fait, comme à un fils.
Comme tous les villages, j’aime tous mes enfants. Ils sont issus de moi et je suis en eux pour toujours.
Mais toi, (maintenant que nous ne faisons plus qu’un, je peux te le dire), toi…j’étais particulièrement fier de toi. Je vais tenter de t’expliquer pourquoi.
Tu es né à une époque ingrate ou l’enfance se fracassait sur le monde des adultes plus souvent qu’elle ne riait. À ton époque, les enfants n’avaient pas le temps de rire. Ils ne pleuraient pas non plus parce que les enfants de la guerre n’ont pas le luxe de faire des caprices. Tu étais une graine du futur, une graine parmi d’autres, une graine que, à première vue, rien ne distinguait des autres. En toi, il y avait la promesse d’une fleur magnifique, mais qui pouvait savoir à l’époque ! Tu étais un petit enfant comme tous les autres, vivant dans une indigence qui n’en était pas une puisque tout le monde était logé à la même enseigne. Début de parcours plutôt abrupt ! Mais les esprits supérieurs se renforcent dans l’épreuve, et tu étais un esprit supérieur.
Moi, au sortir de la guerre, j’étais exsangue. Ce qui m’a soutenu c’était de voir en toi et les petits enfants de ton âge, les prémices d’un renouveau qui allait panser mes blessures.
J’étais fier de toi déjà dans la petite école, quand tes maîtres devinaient dans la chenille que tu étais encore, le magnifique papillon que tu allais devenir. Ils savaient la chance qu’ils avaient de participer à l’éclosion d’un esprit brillant. C’était l’époque où enseigner n’était pas seulement un métier.
J’étais fier de toi, quand sorti de l’enfance tu commençais à comprendre le monde, à forger ton esprit à appréhender la complexité qui t’entourait, sans jamais te laisser submerger par le tourbillon de sensations qui faisait perdre la tête aux adolescents de ton âge.
J’étais fier de toi, quand j’ai vu que le savoir livresque que tu commençais à maitriser ne faisait que renforcer ta conviction que le savoir se conjugue au pluriel et que tu n’avais qu’à écouter autour de toi pour apprendre.
J’étais fier de toi quand tu avais compris que l’on apprenait autant à lire dans les cœurs que dans les livres et quand tu as fait de ton cœur un livre ouvert.
J’étais fier de toi, quand à l’âge où le cœur, métronome capricieux, rythme les élans, tu eus à faire face à un sort monstrueux avec une dignité et une maturité qui du jour au lendemain t’ont transformé en soutien de famille, toi qui avais encore besoin d’être soutenu. Tu fus un père exemplaire à l’âge où d’autres avait de la difficulté à être des fils, un fils exemplaire quand tu devais aussi être un père et un frère. Tu fus à la fois le père, le frère et le fils avec une égale dignité.
J’étais fier de toi quand dépassant le cercle familial, tu devins le frère, le fils et le père de tous ceux qui le voulaient. A peine sorti de l’adolescence, tu devins un de mes sages qui allait servir de phare à mes autres enfants. Tu continues à l’être même maintenant et pas seulement pour tes proches. Tu étais tel que tous au village se sentait de tes proches.
J’étais fier de ton esprit d’ouverture, toi qui faisais la part belle aux idées des autres et qui ne détournait le regard que devant les idées rabougries qui se nourrissaient dans leurs nombrils et qui n’avaient même pas la décence de vouloir grandir (tu me pardonneras cette indélicatesse, toi qui n’aimes guerre juger, qui abhorrait toute parole qui rabaisse).
J’étais fier de toi qui voyait la vertu dans tes contemporains et qui croyait que la plus grande des vertus est justement de la voir d’abord chez les autres.
J’étais fier de toi, de ta force tranquille qui montrait que le combat n’est pas qu’armé, que l’idée est de roc, que la fragilité n’est pas toujours là où on la croit et que la droiture reste la meilleure des armures.
J’étais fier de toi car tu as montré que les hommes ne s’achètent pas toujours et que l’intégrité désarme les entremetteurs.
J’étais fier de toi car tu savais qu’on ne peut véritablement donner la main à ses enfants que si on n’a jamais lâché celle de ses ancêtres. Tu te savais maillon, et tu essayais toujours de renforcer les maillons faibles de la chaîne, jamais de les blâmer.
J’étais fier de toi, car tu as su partir sans me quitter, tu as su t’éloigner en restant si proche et tu as su t’abreuver à l’universel sans me renier, moi ton village du bout de la montagne.
J’étais fier de toi quand tu étais revenu d’au-delà les mers ; moi qui te craignais perdu car j’ai vu la redoutable force d’attraction de ce gigantesque aimant que peut être le confort matériel. Il est vrai que l’aimant n’attire pas l’or, seulement le vulgaire métal.
J’étais fier de toi, car chaque fois que tu revenais, tu étais encore plus riche. Tu fus l’un de mes enfants les plus riches. Plus riche d’humanité, de cœur, de sagesse, de savoir et de modestie.
J’étais fier de toi, parce que tu étais d’une générosité à changer les mœurs les plus mercantiles. Tu te savais riche et tu ne comprenais pas que l’on puisse garder sa richesse pour soi. Cela dépassait ton entendement.
J’étais fier de toi parce que tu ne pouvais concevoir ton bonheur sans celui des autres.
J’étais fier de toi, parce que quand tu étais loin, j’entendais les autres villages parler de toi. Ils me répétaient ce que leurs enfants disaient de toi. Je ne me lassais pas de l’entendre et moi, ton village, je sentais chacune de mes collines se gonfler d’orgueil. J’essayais vaille que vaille de rester modeste, pour être digne de toi, et je disais simplement (avec beaucoup de fausse modestie, je le confesse): oui, Ahcène, c’est un de mes enfants…
Je suis fier de toi parce que tu fus le premier à écrire mon histoire. Moi qui me croyais éternel parce que fait de pierre, je viens juste de comprendre que c’est grâce à toi que je vais entrer dans l’éternité de l’Histoire. C’est ton cadeau ultime, toi qui m’as rendu si heureux de t’avoir enfanté.
Enfin, je suis fier de toi parce que tu m’as choisi comme ta dernière demeure. C’est peut être le plus beau des cadeaux que tu pouvais nous faire.
Ton village
Post Scriptum :
Ahcène, mon ami, mon frère, pardonne-moi de m’être fait le messager du village et de griffonner sur sa lettre quelques mots. Ne m’en veux pas, je suis le premier surpris d’apprendre qu’un village n’est pas inerte et qu’il puisse parler. C’est peut être un miracle que nous te devons. Cependant, je te mentirais en te disant que je n’approuve pas le contenu de sa lettre. Oui, je sais…Je vois d’ici ton sourire un peu moqueur qui semble me dire : ce n’est pas important que l’on parle de moi. Pour une fois, je ne vais pas être d’accord avec toi. Je crois qu’il est important que nous parlions de toi, toi qui as toujours donné de l’importance aux autres, toi qui nous as tant donné ; toi auprès de qui nous nous sommes tant de fois abreuvés, tellement que nous recevions parfois cela comme un dû. Cela ne te dérangeait pas, car tu savais qu’il ne viendrait à l’idée de personne que la fontaine puisse parfois avoir soif.
Il est normal que nous voulions te redonner ne fut ce qu’un brin de ce que nous avons reçu de toi. En tout cas, c’est important pour moi. Au risque de heurter ta modestie. Oui tant pis, je te le dois, je me le dois.
Connaissant ton sens de la rigueur, ton aversion pour les déclarations sans fondement, et ton amour pour la raison, je vais essayer de justifier pourquoi j’approuve aussi bien le contenu que l’approche très privée, très locale que cette lettre a prise pour parler de toi. Je me dois de te justifier mon assentiment à cette lettre, c’est en quelque sorte un dernier signe de respect à l’esprit brillant que j’ai eu à côtoyer:
1/ Premièrement je crois tu as été aussi exemplaire dans la vie privée que dans la vie publique; je crois que Ḥsen-nneɣ était aussi important que Ahcène Taleb.
2/ Deuxièmement, tes compagnons de parcours ont rendu hommage à ta contribution pour notre combat mieux que ni moi ni notre village ne pourrions jamais le faire. Cela n’aurait été que redondance
3/ Troisièmement, pour moi, tu as toujours été et tu resteras toujours d mmis n taddart-iw (je sais, ce n’est pas très rationnel, mais que veux-tu, tout le monde n’est pas parfait).
Maintenant que j’ai sauté le pas, autant aller jusqu’au fond de mon chagrin : nos conversations vont me manquer ; ton esprit rationnel qui, comme un bon d’essai, me permettait de tester la validité de mes idées va me manquer ; l’âme supérieure qui me faisait voir le papillon avant qu’il ne mue, la fleur avant qu’elle n’éclose et la graine sous l’ivraie va me manquer ; mmis n taddart-iw va me manquer ; Ahcène ,mon ami, tu vas me manquer…
Une seule consolation : désormais nous n’aurons plus besoin du téléphone pour nous parler…
Permets-moi de terminer cette lettre par un texte que je me souviens t’avoir lu quand je préparais ma dernière pièce. Tu avais aimé. Je ne m’étais pas rendu compte qu’en fait, je te décrivais. Le voici, j’ose te dire maintenant que c’est pour toi, en espérant que ta modestie n’en souffrira pas trop.
D tidett telhiḍ
Imi tezgiḍ taṛwiḍ
S wayen ččan wiyaḍ
D tidett tesɛiḍ
Imi tezgiḍ teldiḍ
Afus agemmaḍ
D tidett teɣriḍ
Imi tettwaliḍ
Ṛṛuh deg weblaḍ
D tidett telhiḍ
Imi tettakiḍ
I lǧerḥ n walbaḍ
D tidett tesɛiḍ
Imi tettawiḍ
Acmumeḥ deg ucḍaḍ
D tidett teɣriḍ
Imi tamsalt d-ufiḍ
Ad ak-d-sban tiyaḍ
D tidett telhiḍ
Imi tettezziḍ
S andaken maɛduṛ
D tidett tesɛiḍ
Imi ayen kan tefkiḍ
I tḥesbeḍ d amur
D tidett teɣriḍ
Imi tamusni d-effiḍ
Tcarkeḍ-tt ad timɣuṛ
D tidett telhiḍ
Imi ul-ik ittaki
I tasa n medden
D tidett tesɛiḍ
Imi deg usuki
Tettwaliḍ irden
D tidett teɣriḍ
ɣuṛ-k tasusmi
Am imeslayen
Telhiḍ s tidett
Imi tunfeḍ taqubbett
D wiyaḍ i dak-tt-ibnan
D tidett tesɛiḍ
Imi deg ayla-k wiyiḍ
Ttḥulfun ttekan
D tidett teɣriḍ
Imi wid iwumi temliḍ
Amzun di dak-mlan
Arav Sekhi.
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