Culture : Entretien avec Arav Sekhi
« Ce qui peut tuer tamazight demain, c’est notre passivité, notre manque de créativité et notre manque de prise de conscience que nous sommes à un tournant. » |
Il était l’invité de l’école de tamazight INAS de Montréal, lors des festivités de fin d’année scolaire du 9 juin 2012-2013.
L’auteur de « Nna Fa », l’amoureux des mots et des lettres, Arab Sekhi, outrepasse les limites d’une apparition furtive afin de nous livrer ses réflexions et sa lecture touchant au théâtre et au rôle des créateurs d’expression amazighe. Il défriche une voie pour la création artistique dans « Ass unejmaa » pas comme les autres. Dans l’entretien ci-dessous, il met également en perspective le combat pour l’affirmation identitaire pour permettre un examen de conscience salutaire.
Vous êtes économiste de formation, vous êtes actuellement dans la gestion d’entreprise. Comment vous êtes-vous retrouvé dans le théâtre?
Arab Sekhi : La carrière d’économiste puis de gestionnaire d’entreprise était préparée, puisque je me destinais à une carrière. J’ai fait une licence ès sciences économiques à Tizi Ouzou, puis j’ai obtenu une bourse à l’étranger pour un Doctorat de 3e cycle à Paris. Ensuite, je suis reparti au pays pour enseigner. Comme j’étais boursier, j’avais un contrat avec l’enseignement supérieur : j’ai fait une dizaine d’années à Tizi Ouzou. Pendant ces années-là, je n’ai pas pensé au théâtre naturellement. Par la suite, j’ai quitté l’Algérie et j’ai émigré ici en 1997. J’ai travaillé d’abord comme enseignant, puis je suis entré à la fonction publique et j’y suis toujours. J’étais en même temps dans la mouvance culturelle : nous avons créé l’ACAOH (Association culturelle amazighe d’Ottawa-Hall) où j’étais vice-président chargé des affaires culturelles. Aussi, j’étais souvent là, pour enseigner tamazight; j’étais le premier enseignant de l’école de tamazight. Alors, tout cela ne m’a jamais préparé au théâtre; j’ai suivi le cursus normal de quelqu’un qui a fait des études supérieures et qui voudrait avoir une carrière puis c’est fini.
Le théâtre c’est quelque chose de complètement inattendu qui m’a pris, moi-même, au dépourvu. Cela dit, je dois avouer que j’ai toujours aimé les mots; j’ai toujours aimé les lettres et j’avais toujours quelque part derrière la tête, comme la plupart des gens, l’idée peut-être un jour j’aimerais écrire, écrire des romans, mais en français : je n’ai jamais pensé écrire au grand jamais « s teqbaylit » (en kabyle). (J'ai pensé) écrire sur la Kabylie probablement, mais « s trrumit » (en français). En fait, pour être franc, je ne pensais pas avoir les moyens d’écrire « s teqbaylit » (en kabyle); je ne le savais pas comme beaucoup de gens d’ailleurs. Quand c’est arrivé, c’est arrivé d’une manière très inattendue. La genèse de « Nna Fadhma » c’est vraiment un hasard entrainant un autre hasard.
Comme je vous disais, je fais de l’animation et j’aimais beaucoup raconter des histoires drôles et faire de l’humour, un peu pour dérider l’atmosphère. Puis un jour, j’ai dit pourquoi pas une vielle femme qui irait voir un médecin. Mais je ne voulais pas faire de la caricature : faire rire les gens aux dépens d’une vielle femme parce que c’est très facile. Il suffit de parler français avec l’accent d’une vielle femme et les gens en riront. Je ne pense pas que ce genre d'humour soit très respectable. Donc, l’idée ce serait plus, effectivement, de faire de l’humour, mais en apportant une touche où c’est elle qui fait le diagnostic. En fait, elle fait le diagnostic de ses propres maladies. Puis, je voulais faire un truc de cinq minutes, pas plus que cela.
Justement dans « Tidak n Nna Fadhma », Nna Fa, avec son bon sens, sa sagesse ancestrale et son sens de la répartie, a eu presque le dessus dans le dialogue engagé avec son médecin. Est-ce une tentative de réhabilitation de la connaissance ou du savoir ancestral au côté du savoir dit scientifique?
J’ai eu la chance d’être élevé par une grand-mère qui était extrêmement pédagogue et qui aimait raconter des histoires. Je me suis abreuvé d’abord de sa disponibilité, mais aussi de sa culture. En prenant un peu plus conscience et avec l’âge, j’étais fermement convaincu qu’il y a deux savoirs. Il y a un savoir livresque qui était le mien : j’ai fait des études universitaires; je pense que j’ai beaucoup lu et j’ai pu accéder à la culture universelle grâce au français certainement. Ça, c’est la culture livresque. En même temps, j’étais persuadé qu’il y avait toute une culture, orale, ancestrale qu’avaient nos grand-mères et que malheureusement dans la meilleure des situations on l’ignorait et dans la pire on les opposait. On pensait que le savoir livresque excluait presque tout autre savoir. Et à un certain moment en Kabylie, les gens de ma génération, que je blâme un peu, qui ont eu accès les premiers à l’instruction, au savoir livresque, ont dénié, je pense inconsciemment, la qualité de savoir à tout ce savoir ancestral parce que ce qu’il ne passait pas par les livres et qu’on avait l’impression qu’il en était diminué, qu’il n’avait même pas le statut de savoir. J’ai eu la chance, très tôt, d’être convaincu du contraire, (c'est-à-dire) que c’est seulement une forme du savoir qui n’avait pas la possibilité de s’exprimer par le livre, par l’écrit, mais qu’il était aussi noble, aussi important que le savoir que, moi, j’ai accumulé grâce aux livres.
Donc, ayant pris conscience très tôt de cela, ça m’a permis d’être presque une éponge parce que je savais que ça allait se terminer; qu’il y avait une fenêtre, un peu comme le lancement d’une navette, que si je la loupais, j’aurais des regrets toute ma vie. Alors, je pense que j’ai eu la chance de prendre conscience du savoir de nos grand-mères et de nos grands-pères. Je dis grand-mères (je préfère dire grand-mères) parce que souvent nos grands-pères étaient en France et je pense qu’à un moment donné eux aussi étaient coupés de cette culture-là. Les grand-mères, qui n’ont pas bougé des villages, ont gardé ce terroir-là. J’ai pris conscience que c’était respectable et important, mais que c’était très fragile. Il y avait cette urgence-là, d’un côté. De l’autre côté, je plains les gens qui ont pris conscience sur le tard, qui sont passés à côté d’occasions magnifiques de parler avec leurs grands-pères et leurs grand-mères ou leur mère tout simplement. Enfin, je compatis. Quand on se rend compte à 60 ans, qu’à tel ou tel moment, on aurait pu rester 2 heures de plus avec elle (sa grand-mère) et qu’on ne l’a pas fait parce que on voulait faire quelque chose d’autre. En fait, la plupart des gens sont passés à côté de choses absolument merveilleuses qui peuvent modeler une vie. Malheureusement, il y avait cette espèce de sous-estimation de l’importance ou de la noblesse de ce savoir. Alors, il y avait tout cela dans ma tête et je me disais qu’il faut à tout prix que je fasse quelque chose.
Et quand je voulais faire quelque chose, j’ai pensé, comme je vous l’ai dit tout à l’heure, (à une vielle femme qui rend visite à son médecin) pour cinq minutes. Puis, quand je l’ai commencée (j’ai commencé l’écriture) ça n’a pas voulu s’arrêter. Et c’est de là qu’est venue l’idée d’appeler Hocine Toulait pour lui proposer le rôle de médecin. Je lui ai dit que je voulais faire un sketch, mais j’ai l’impression que j’ai une pièce de théâtre. Il a tout de suite sauté sur l’occasion. Hocine est un complice de toujours. On a fait la licence ensemble; on est parti en France ensemble et on a travaillé ensemble. On se connait depuis 78 pratiquement. Donc, ce qui a fait naître « Nna Fadhma » c’est la prise de conscience de qu’est-ce que ces vielles-là ont à raconter. Pour peu qu’on enlève les œillères que nous a mises notre éducation livresque et qu’on se dise qu’il se passe des choses merveilleuses et on voit des choses merveilleuses.
Alors, il y avait cette urgence-là, mais avant même que je prenne conscience de ça, je n’avais pas été très proche de ma grand-mère, mais aussi de toutes les vielles femmes que j’ai pu rencontrer. J’ai toujours été fasciné par leur façon de parler, etc.
Par ailleurs, il y a des gens qui me disent, notamment pour « Nna Fadhma », pourquoi tu t’essuies la bouche à tel moment ou pourquoi faire cet autre geste, etc. je leur dis : je ne le pense pas. Je l’ai vu faire des centaines de fois, je l’ai intégré et c‘est venu tout seul, je n’y pense pas. Elles ont déteint, quelque part, sur moi quelque chose. Puis, il y a quelque chose de merveilleux qui se passe avec ces vielles quand tu installes un climat de confiance. Quand tu es avec une femme, même si elle a 80 ans et tu (un homme) as 25 ans, pour elle, tu es un homme, elle est une femme. Nous sommes dans une société patriarcale : une société qui donne un statut inférieur à une femme, qu’on le veuille ou non, du moins à ce moment-là, donc elle te voit comme un homme. Donc, elle utilise un vocabulaire extrêmement précis qu’elle ne peut utiliser qu’avec les hommes; elle utilise un ton avec beaucoup de déférence, que la société impose aux femmes d’utiliser avec les hommes. Alors, on a quelque chose d’extrêmement d’artificiel. Mais dès que tu arrives à instaurer un climat de confiance, elle ne te voit plus comme un homme, elle te voit comme un confident. Alors, j’ai eu le bonheur d’instaurer cette relation avec les vieilles femmes qui ont commencé à parler exactement comme à une autre femme ou à une autre vieille femme, c’est-à-dire qu’il y avait un contact non seulement au niveau de la discussion, mais un contact physique : elle te tient la main, etc. Quand on arrive à instaurer ce climat où les confidences s’échangent et elle te parle à cœur ouvert, c’est un monde absolument merveilleux. On a en face de soi une personne et non une vieille personne qu’on voyait. Sans le savoir, j’avais emmagasiné tous les tics, toutes les expressions et toute cette richesse de langage que j’ai pu intégrer sans me rendre compte. En fait, je ne me suis rendu compte qu’une fois que j’ai commencé à écrire la pièce, qu’une fois que j’ai vu le DVD et je me suis vu à l’écran.
La langue utilisée est le kabyle courant, peu codifié et assez explicite. Est-ce que vous voulez le simplifier jusqu’à récuser tamazight, comme on l’as vu avec Nna Fa qui rejetait l’usage des mots comme « tannemirt », etc.?
Le fait que je fasse dire à Nna Fa « azul », au début, elle pensait que c’était des insultes, mais après elle l’a accepté. Donc, il y a eu une progression de sa part. Le message que je voulais faire passer par Nna Fa c’est qu’il ne faut pas aller trop vite, c’est-à-dire qu’il ne faudrait pas que tamazight devienne une langue étrangère pour les personnes qui n’ont pas accès aux livres, qui ne sont pas dans tamazight en question. Même chez nous, les gens qui ont poussé l’arabisation à outrance avaient fait une connerie. Ils avaient imposé l’arabe classique que 90 % d’arabophones algériens ne comprenaient pas. Ça a été un désastre. Donc, c’était un clin d’œil que Nna Fadhma voulait. Elle voulait d’abord que ça soit humoristique pour dire « tajdit-nni » (la nouvelle), mais pour les néologismes, je pense qu’il faut y recourir à des doses homéopathiques. Ils sont indispensables pour qu’une langue progresse. Toutefois, il ne faudrait pas aller à l’autre extrême et chaque fois qu’on ne trouve pas de mots, on a recours à un néologisme pour s'épargner la peine d'aller chercher ce mot qui existe et le dépoussiérer un peu. Je vais faire une analogie avec l’économie, puisque je suis économiste. C’est comme dans un pays, au lieu de créer de la valeur, il y a la planche à billets, c’est facile, on imprime les billets. Donc, avec Nna Fadhma ce n’est pas un rejet, c’est juste un avertissement pour dire attention : il faudrait que cette langue soit acceptée par tout le monde et pour cela il faut que ça se fasse naturellement. Aujourd’hui, au pays, on dit « tamesbanit » pour une manifestation et les vieilles disent « azul » (bonjour ou salut) et « tannemirt » (merci), c’est rentré dans les mœurs.
J’ajoute que je n’aurais jamais accepté que quelqu’un d’autre (que moi) joue Nna Fafhma pour la première fois. Maintenant, je serai heureux qu’une vielle femme joue Nna Fadhma, mais le tribut que j’ai voulu payer à ma grand-mère et à toutes les grand-mères c’est un hommage que je voulais leur rendre. Porter « taqendurt n leqbayel » (la robe kabyle) à 46 ans n’est pas évident, car je m’habillais comme une femme et je m’identifie à une femme parce que je voulais dire aux gens que ça vaut le coup de s’identifier à ces femmes. Je leur voue un respect tellement immense que je voulais moi-même le jouer. J’y tenais vraiment et je ne regrette pas (de l’avoir fait). C’est un bonheur vraiment incroyable.
Vous avez choisi, dans « Ass unejmaa », de traiter du caractère collégial de la gestion des affaires publiques, mais pas indépendamment de la vie privée en traitant des thèmes qui touchent à l’amour, à la femme, etc. qui relèvent exclusivement de la vie privée dans la société kabyle. Que voulez-nous suggérer avec cette combinaison?
D’abord, il faut un prétexte pour un auteur de théâtre. Je vais sortir un peu de la question. Si l’on prend le décor, son rôle se termine après 10 secondes après l’ouverture du rideau. Il sert à dire aux gens (par exemple) que Nna Fadhma est chez le médecin et il y a un médecin, point. Après cela, ton décor ne sert à rien. Si les gens continuent à remarquer ton décor, cela veut dire que tu as loupé quelque chose dans ta pièce. Dans « Ass unejmaa », le décor sert à dire que je suis dans un café en Kabylie et c’est tout. Une fois que tu as ça, le prétexte est là. Maintenant la deuxième chose importante dans la pièce, c’est le mobile qui fait que j’ai des personnages sur scène qui soient crédibles.
Dans « Ass Unejmaa », je voulais parler de deux choses importantes qui traversent la société kabyle : il y a (d'un côté) les choses publiques, que représentent en gros tamazight, la démocratie et la relation intergénérationnelle entre, par exemple, Menad et El Hadj qui sont deux extrêmes; et (il y a de l'autre côté) la sphère privée liée à tout ce qui est relatif au manque de communication et à tout ce sentiment intime, notre ressort interne, comme tous les peuples du monde. Malheureusement, on met ça sous le boisseau parce que nous n’avons pas l’habitude de l’exprimer. En fait, je suis persuadé qu’il y a des drames épouvantables qu’on aurait pu éviter si les gens avaient pu se parler.
Donc, il y a deux sphères : publique et privée. Si vous avez remarqué avant la deuxième partie, il y avait un moment donné où il fallait trouver un prétexte; il fallait transporter les gens de la réalité et les prendre dans un endroit imaginaire qui était symbolisé par l’école. Ils ont pu s’échapper du carcan social où ils se codifiaient et où ils ne peuvent pas outrepasser (les limites), ce que je ne critique pas, car c’était nécessaire à un moment donné, c’est ce qui a permis la survie. Maintenant, est-ce que c’est toujours nécessaire? Non. Donc, quand ils sont sortis de ça, le spectateur comprend qu’ils sont dans un endroit imaginaire et se laisse aller. Quand ils reviennent, ils ont en honte, mais Dda Yidir va se servir de ça et va rebondir et dit « pourquoi avoir honte », et là les gens commencent à se lâcher et à faire de l’introspection.
Pour revenir à ta question, je crois que nous sommes un tout. Nous sommes des personnes publiques, sociales, mais nous sommes aussi des individus. Il fallait traiter les deux dimensions Dans les assemblées, on ne traite pas du privé, mais (dans « Ass unejmaa ») c’était un prétexte. Mais ce qui est important, c’est que c’est une assemblée pas comme les autres; quelqu’un manquait d’ailleurs et puis il y avait Menad qui a rompu la dynamique. C’était particulier.
La grande ressemblance entre les deux pièces est que les deux traitent de la vie en Kabylie. La grande différence est que Nna Fadhma traitait les thèmes qui ne pouvaient toucher à l’histoire ou à tamazight, etc. Car, si je faisais parler Nna Fadhma de l’histoire ou tamazight, cela aurait été tellement surréaliste que ce ne serait pas crédible. En fait, elles (les deux pièces) sont extrêmement complémentaires. « Tidak n Nna Fadhma » c’est le regard d’une femme extrêmement lucide sur la société, mais elle ne peut pas aller au-delà de ses connaissances, de ce qu’on lui a appris et de ce qu’elle a vécu. Puis, « Ass unejmaa » représente un peu tous les thèmes que je voulais traiter qui traversent la société kabyle et qu’une vieille femme ne peut pas traiter. Alors, on les fait traiter par des gens lettrés comme Dda Morkrane ou Dda Yidir, un autodidacte, tout en gardant la perspective d’un microcosme. En fait, on a dans un village, le lettré, l’instituteur, le facteur, les émigrés qui ont accès à un savoir et à une autre vie, etc. De plus, on a les conservateurs comme El Hadj et cheikh " n djamaa" qui est aussi important et faisait partie de la vie du village. Il prenait la place qui lui est dévolue pas plus que ça. D’ailleurs, ce qui est important et que la plupart des gens n’ont pas saisi, pourtant je l’ai dit, c’est que cheikh Meziane n’est pas là en tant que cheikh « n ldjamaa », mais il représente adrum-is de même Dda Mokrane, etc. leur fonction est accessoire.
Voilà donc, en gros les deux sphères. Je voulais que les gens aillent au fond d’eux-mêmes. Le degré d’intimité que développe El Hadj dans son discours sur sa fille est aussi profond que ceux développés par les autres. Les gens me disaient que c’est long et que je dois couper, mais je peux couper tout sauf les monologues parce que je pense, qu’au-delà du problème de tamazight qui est extrêmement important, ce manque de communication, ce manque d’expression des sentiments est peut-être un danger plus grave que ce qui nous menace d’autre.
On constate dans vos pièces une absence de l’aspect politique revendicatif classique de l’identité. Est-ce une volonté d’affirmation de l’autonomie du culturel vis-à-vis du politique?
Oui, parce que ça va d’un principe. Je crois que nous sommes à un stade de notre culture, à une étape de notre histoire où, et plusieurs de mes personnages le disent à la fin, on disait avant que c'est les autres (eux autres responsables), alors qu'aujourd’hui, les autres c’est nous. En fait, je suis intimement convaincu que l’avenir de tamazight dépend plus de nous que du régime politique en place. Le régime en place a fait tout ce qu’il pouvait pour nier le fait amazigh et la culture amazighe, et il n’a pas réussi. Malgré ses milliards, les arrestations et l’abus des droits de l’homme, il n’a pas réussi. Ce qui peut tuer tamazight demain c’est notre passivité, notre manque de créativité et notre manque de prise de conscience que nous sommes à un tournant. Nous pensons que nous avons la montagne qui nous protège. Moi, je dis aux jeunes que c’est à nous de la protéger. C’est pour ça que j’insiste dans mes pièces sur ce que nous pouvons faire, sur ce que nous devons faire parce que c’est beaucoup plus décisif que ce que peut nous accorder le pouvoir. Si nous savons ce que nous voulons faire et nous ne sommes pas passifs et si nous sommes actifs, le pouvoir n’a aucune possibilité d’arrêter ça, c’est un déluge qu’il ne pourra jamais arrêter. Il est facile de tirer sur le pouvoir en place, Bouteflika, le FLN, etc., mais ça occulte tout un danger qui est notre propre passivité. Je pense que le politique est accessoire, bien sûr que ça retarde et que ça nous a fait mal et ça a plombé tous nos efforts, mais s’il n’y avait pas cette volonté de créer et d’aller de l’avant malgré tout, ça n’aurait pas marché même si le pouvoir nous octroyait des milliards.
La chanson kabyle a joué et joue encore, plus au moins, un rôle de vecteur privilégié de la culture auprès de la population (notamment autour de la revendication identitaire). Pensez-vous que la chanson est en train de perdre son public en faveur des nouveaux canaux d’expression amazighe en émergence notamment le livre, le théâtre ou la télévision?
Je crois que la chanson kabyle a toujours sa place, mais nous sommes arrivés à un virage où la chanson kabyle ne suffit pas. Je vais faire une analogie, qui n’est peut-être pas appropriée, avec la JSK. Est-ce que la JSK porte aujourd’hui nos revendications culturelle et identitaire? Non. C’est fini. Mais dans les années 70, c’était le porte-flambeau, le porte-drapeau. Donc, il arrive qu’un outil montre ses limites. La chanson kabyle est toujours extrêmement importante pour la promotion de la culture, mais ça ne suffit pas. Maintenant, il va falloir que nous inventions ou que nous enfourchions d’autres outils et que nous continuions le livre, le théâtre et le cinéma.
Je crois que la chanson kabyle a joué son rôle et même plus; elle a encore un rôle à jouer, mais ça ne sera jamais suffisant pour préserver une langue. C’est évident.
Puisqu’on parle de cela, je pense que le théâtre est une voie privilégiée parce que le théâtre est l’arme culturelle du pauvre. On a besoin de volonté, d’un beau texte, de gens dévoués, d’une toile ou deux, d’une table ou deux et on a quelque chose. Pour faire un film, il faut des millions, des centaines de millions, voire des milliards. Par contre, il y a d’autres voies : des gens créatifs comme ceux qui ont fait « Li mucucu » (dans le doublage) c’est absolument magnifique. Maintenant, nous sommes à une période où il faut créer, mais malheureusement, il faut utiliser ce qu’on a.
Le Haut Commissariat à l’Amazighité (HCA) a annoncé, en avril dernier, la création d’un Festival de théâtre d’expression amazighe pour ses prochaines manifestations. Êtes-vous ouvert à une démarche participative? ou êtes-vous pour « la politique de la chaise vide »?
Je n’y ai pas pensé, mais à première vue, je crois que oui (pour une démarche participative). On va prendre des exemples précis. Prenons la Chaine II : elle était contrôlée à 100 % par le pouvoir, la sécurité militaire dans les années 60-70. N’empêche, elle a été un véhicule d’émancipation « n teqbaylit » (du kabyle) absolument incroyable. Ben Mohamed et autres ont travaillé à la Chaine II. Il ne faut jamais jeter le bébé avec l’eau du bain. Aujourd’hui, on parle de la TV4; je ne la regarde pas. On dit que c’est très islamisé, mais si je peux avoir des manifestations en tamazight, « mrehba » (bienvenue). Parce qu’il n'y aura jamais de période de répression et de contrôle comme celle des années 60-70. Donc, si on sait comment se comporter, je crois qu’il y a matière à faire de la promotion pour tamazight certainement. Le HCA c’est une création du pouvoir, mais il ne l’a pas créé pour nous faire plaisir, je pense que c’est le minimum qu’il pouvait lâcher. S’il pouvait lâcher moins, il aurait fait, mais il y avait de la pression, les gens se battaient. Bien sûr qu’il (le pouvoir) voudrait servir ses desseins, mais le HCA publie des livres et les distribue gratuitement, c’est ça ou rien. S’il y a un festival, je crois que les gens doivent participer et si on se rend compte qu’il y a des manœuvres derrières, aux gens de les dénoncer. Il faut rester vigilant et profiter de toutes les brèches qui s’ouvrent. Ce ne sont pas des choses qui nous ont été données, ce sont des choses qui ont été arrachées.
Quels sont vos projets?
Je travaille sur une pièce que je devrais terminer cet été, puis il faut la revoir et commencer les répétitions. J’espère qu’elle sera disponible à la fin de l’automne. Elle parle toujours de la Kabylie, mais avec une autre facette : des facettes un peu plus étroites, plus intimistes. Par ailleurs, j’ai beaucoup de poésie, je pense éditer un ou deux recueils. Pour être franc, j’ai toujours l’ambition d’écrire en français, sur la Kabylie pour me faire plaisir. Mais, il faudrait que je paie mon tribut à ma culture, on disant tout ce que je peux dire en kabyle. Le jour où je n’aurai plus rien à dire « s teqbaylit » (en kabyle), je me mettrai à écrire en français.
Donc, il n’y pas dans vos projets du théâtre pour enfants?
Pas spécifiquement, mais pourquoi pas. Je pense que c’est extrêmement important. J’espère que quelqu’un prendra en charge cet aspect-là. Je ne sais pas si j’ai le talent pour cela. Parce que c’est un public différent, il faut des talents différents et il faut des disponibilités différentes. Je ne saurai pas traduire ce qui les touche en tant qu’enfants, mes textes peuvent être élaborés pour eux. Quelqu’un a dit que c’est une preuve d’intelligence que de reconnaitre ses limites. Donc, la vraie question ce n’est pas est-ce que je veux, mais est-ce que je suis capable d’écrire une pièce pour enfants.
Un dernier mot!
Vivez vos rêves! Je reprends mon histoire. Je me souviens en 2006, quand on a joué « Nna Fadhma » pour la première fois, j’étais derrière le rideau; je me regardais habillé en femme; j’avais 46 ans à ce moment-là, je me disais si c’est intelligent ce que je viens de faire là. J’avais un doute énorme. Il y avait 59 personnes dans la salle d’Ottawa, je pense que 35 étaient de mon village; ça donne une idée. Puis la deuxième fois, on a fait salle comble. Donc, vivez vos rêves, ça c’est du point de vue personnel. Du point de vue culturel, (d'après) mon sentiment profond, il y a deux types de lecteurs, de publics, de Berbères : il y a ceux qui sont militants dans l’âme, c’est-à-dire quand il y a un livre, il l’achète; même s’il ne le lit pas, c’est par militantisme. Il y a des pièces de théâtre, il y va par militantisme. Ça c’est très limité : ça se limite à une génération qui est en train de vieillir qui va disparaitre à terme.
Alors, si l'on veut que les gens lisent « s teqbaylit » (en kabyle), si on veut que les gens voient le théâtre en kabyle, qu’ils écoutent en kabyle, il faudrait que tous les artistes commencent à écrire sur ce qui intéresse les gens, c’est-à-dire que les gens viendront voir ta pièce de théâtre non pas parce qu’elle est en kabyle, mais parce qu’elle traite de quelque chose qui les intéresse. Il faudrait faire en sorte que si tu fais un film en kabyle, les gens vont venir le voir, non pas parce qu’il est en kabyle, mais parce qu’il traite des choses qui les intéressent et qu’ils veulent voir ou qu’ils auraient été voir en français ou en anglais. Il est temps que nous prenions ce virage qualitatif, où le public n’est pas acquis d’avance et il faudrait que je l’intéresse. Il faut que nos créateurs écrivent non pas pour des militants de la cause berbère, mais pour le public berbère.
Saliha Abdenbi
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