Ansuf yis-wen
Sur la photo (Paris, avril 2007), de droite à gauche :
Hsen Taleb, Ramdane Achab, Masin Ferkal et Saïd Khellil.
Une intelligence humaine vient de s’en aller, la maladie a eu raison d’elle. Pouvons-nous nous laisser gagner par la tentation de la fatalité ? Mon cher ami Hsen, affligé et consterné par ta disparition je ne saurai attendre pour écrire ce qui suit !
Inutile de revenir sur ta biographie, riche et intéressante ; inutile de revenir sur ton parcours jalonné par la passion du juste caractérisant ainsi tes positions politiques lucides, ton humanisme, ta vision sans concession de notre futur à tous, mais surtout ta pertinence. Il aurait fallu te connaître, bien te connaître, pour saisir la profondeur de ton âme… Tu as été tout simplement le grand frère. Tu n’aimais pas donner des leçons – en dehors de tes enseignements –, tu aimais plutôt indiquer les chemins qui mènent, avec beaucoup de finesse et de modestie. Mais tu avais un faible pour les chemins de la connaissance. Cet attachement, toujours indéfectible, parfois physiologique, que tu avais au livre est frappant. Les expositions de livres notamment ceux consacrés au combat berbériste et à l’exposition murale dans l’enceinte universitaire, au milieu des années 80, ce sont quelques-unes de tes idées. Il aurait fallu te connaître, bien te connaître Hsen pour comprendre les tenants et les aboutissants de l’horreur des absurdités tragiques. Mais surtout pour s’en protéger, se protéger de la "peste", oui tu avais cet ascendant du grand frère aimant et bienveillant. Tu as été l’un des rares à comprendre l’urgence de la prise en charge "éducative" de la jeunesse militante en partageant ton expérience de manière généreuse. Pour nous mettre en garde contre la frivolité de l’esprit, cette marque qui caractérise les médiocres, tu tranchais avec intransigeance : "on ne peut être un bon militant accompli si on n’est pas brillant dans ses études". Acquérir un savoir, un savoir-être, un savoir-faire pour savoir dire les choses, pour savoir les écrire. Cela était ta marque de fabrique pour entretenir la flamme.
Toi ce grand frère, il m’arrive de craquer en évoquant un souvenir, une parole, ou simplement ton regard. En longeant un des grands Boulevards de Paris, je te demandais qu’est-ce que tu avais dans ton cartable fripé, tu répondais avec ton sourire malicieux – modestie même dans le rire – "et toi, tu as quoi dans le tien ?" Nous avions la même chose : une feuille de papier, un stylo, un livre toujours et parfois un sandwich… On appréciait le silence, le calme et la fraîcheur des églises et les endroits ombragés des parcs. Ce respect que tu avais de la nature comme des livres, tu l’avais aussi pour l’être humain quel qu’il soit. Nous avons eu à voir tous les deux – dans le cadre d’un emploi que nous occupions – des êtres cassés et écorchés par la vie, mais tu savais te rendre disponible pour eux, tu avais le sens de l’empathie et tu me disais que quand on vient de là où on vient on ne peut pas faire semblant de découvrir l’odeur de la misère et de la souffrance. Cette sensibilité et cette bonté qui te caractérisaient, tu les as puisées dans le socle familial à Ait Abdelmoumen. Je me souviens de ce jour où notre "cher patron" analphabète dans toutes les langues me demanda si je savais parler anglais, c’était toi qui avais pris ma défense en lui répondant de manière sarcastique qu’ici "on est loin du Ritz".
Tu aurais pu avoir une carrière d’ingénieur, d’enseignant ou de chercheur dans une grande université étrangère mais tu as refusé de céder au leurre de l’occident, tu as préféré repartir pour aider les tiens, ton peuple. Tu as participé à l’effort de formation des jeunes générations dans ton domaine ; c’était une décision de principe et le mot n’est pas vain. Armé jusqu’aux dents, de connaissance et de courage, tu n’as jamais cédé aux chants des sirènes, la peur, elle, n’a jamais fait partie de ton lexique. Contraint une seconde fois à un exil des plus rudes, tu as repris ton bâton de pèlerin en entamant une thèse en linguistique berbère. Seul un tel projet pouvait adoucir cet exil parisien involontaire. Tu as résisté à tout : à l’exil, à l’insidieuse et permanente persécution policière, à la maladie. Tu t’es battu pour tes idées, contre les fossoyeurs de tout acabit. N’en déplaise aux sectaires et aux félons de tous poils, je dirai que pour tout cela, il y a quelque chose d’extrêmement navrant, d’affligeant et de déchirant dans ta disparition.
Je ne parlerai pas de ton engagement politique pour une société juste et équitable depuis plus de trente-cinq ans, ni de ton engagement pour notre culture, notre identité et notre langue maternelle depuis toujours notamment depuis les années estudiantines au Canada au côté de personnes fabuleuses, dans un cadre associatif. Mais je parlerai de l’homme de l’ombre que tu as été, celui qui analyse, qui décortique, qui réécrit des paragraphes, des chapitres entiers. Je parlerai de l’homme de transmission que tu as été, la transmission de l’histoire, du verbe et d’une vision de l’avenir… – on ne choisit pas par pur hasard de travailler sur les locutions. Je parlerai de l’homme sain de cœur et d’esprit que tu as été. Je parlerai de l’homme désintéressé que tu fus, car tu préférais le silence face à l’indicible. Je parlerai de l’homme dont la modestie force le respect. Je parlerai de toi, cher Hsen, celui qui a été le grand frère pendant des années. Je parlerai de cet homme pétri de valeurs humaines et de principes. Je parlerai de toi au présent, de toi l’Ami admiré une fois le deuil et la mélancolie passés, car il y a assez de ressources mentales chez tous ceux qui t’ont connu pour t’évoquer, perpétuer ton souvenir et te faire vivre dans les cœurs. Wa Ḥsa ! Taqbaylit wa iqarr i-tt, wa yessn-itt, kečč seg widak i tt-isnen. Heureux sont ceux comme toi qui partent dignes, intègres et apaisés.
Mestafa G’idir
Aix-en-Provence, le 4 juin 2015.
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